Il voulut continuer à pêcher. Mais il eut beau lancer et relancer sa ligne, renouveler ses appâts, changer de place, on eût pu croire qu’il ne restait plus un seul poisson dans le lac.
– Bast ! Dit-il. Je n’ai pas trop à me plaindre. N’insistant pas davantage, il enroula son fil, se saisit du panier où se débattaient les deux gros poissons qui allaient le rendre riche pour la moitié d’un mois et commença de gravir la côte. Dans la poche de sa blouse, le chaton sauvé des eaux miaulait et griffait…
A vingt mètres de sa pauvre maison, il vit sa femme qui l’attendait sur le seuil, placide et patiente comme à son habitude. Sans avoir échangé un mot, tous deux rentrèrent dans l’unique pièce qu’éclairait à peine la lumière du jour et où flottait une odeur d’étable et de lait caillé. A terre (il n’y avait ni plancher, ni carrelage), sur une paillasse, jouaient trois enfants. Le plus jeune semblait de quelques semaines, l’ainé n’avait pas deux ans. Le père ouvrit son panier et le rude visage de la femme se plissa imperceptiblement de satisfaction. Pourtant elle feignit d’être déçue :
– Sont pas trop petits ! Dit-elle. Mais sont peu… Antoine ne s’émut pas. Il savait que, en eût-il apporté cent, elle eût témoigné de la même maussade indifférence. C’est le caractère de celle-ci de ne jamais se montrer trop contente des biens qui lui arrivent. Un proverbe prétend que, s’il pleuvait des ducats, les Savoyards se plaindraient que le bon Dieu cassât leurs ardoises.
– Voici le dernier morceau ! Annonça-t-il, présentant le chaton. Avec un haussement d’épaules, sa femme le lança doucement aux enfants qui piaillaient. Le chat grandit. Il grandit si vite, il grandit tant qu’il atteignit bientôt la taille d’une panthère et ce fut un grand soulagement pour ses maîtres quand il quitta la maison. Hélas ! Il n’en avait pas oublié le chemin ! Trop souvent, il y revenait rôder. Ce chat était épouvantable à voir ! Avec son poil couleur de suie, ses griffes qui ressemblaient à des sabres, ses yeux verts et phosphorescents qui vous aveuglaient dans l’ombre. Ses mâchoires, lorsqu’elles se refermaient sur une tête de mouton, la broyait aussi facilement que si vous croquiez dans une pastille… Puis, des enfants disparurent. Des hommes. Des femmes. La terreur se répandit partout.
On organisa des battues, menées par les meilleurs tireurs de la région. Tous avaient vu le chat fantastique. Tous avaient été, plus ou moins, ses victimes. Mais ni la vaillance, ni la ruse, ni le désir de venger un deuil cruel ne triomphèrent de l’horrible bête… Le chat s’avérait invulnérable. L’apercevait-on juché sur un sommet ? A peine l’avait-on mis en joue qu’on le retrouvait derrière soi. Le croyait-on à gauche ? Voilà qu’il se trouvait à droite. Ou bien, on le voyait bondir de quelque haute roche, dessinant, sur le ciel bleu, une souple courbe noire qui s’effaçait aussitôt comme s’il se fut volatilisé dans l’air. Puis le jeu changeait. Il demeurait immobile. Balles et flèches roulaient et glissaient sans même déchirer sa fourrure infernale.
La nuit venue, les paysans barricadés chez eux remontaient leurs couvertures par-dessus leurs oreilles quand ils entendaient les sinistres miaulements répercutés à l’infini par l’écho des montagnes. Ils évoquaient le voyageur perdu dont on ne retrouverait plus le lendemain qu’un lambeau de vêtement… Antoine, plus que quiconque, désirait la mort du chat. Pourtant, il tremblait de le provoquer. Il avait compris que l’animal était le châtiment des Dieux. Depuis la pêche miraculeuse où il avait renié sa parole, jamais plus il n’avait attrapé de poissons. Pour que sa femme, ses enfants et lui-même ne meurent pas de faim, il avait trouvé un travail de bûcheron. Mais le sort s’acharnait … Un arbre, en tombant, lui cassa la clavicule. Puis, il se blessa sur sa propre hache. Enfin, la coupe de bois où il travaillait avait pris feu… Avant chaque malheur, il avait rencontré le chat et le chat l’avait fixé du regard en crachant du feu. Un certain matin, un ânier piémontais qui passait par là découvrit, en travers de leur seuil défoncé, le pêcheur, sa femme et leurs trois enfants. Le chat les avait dévorés ! La bête continuait ses ravages sur le territoire et on se mit à observer un rythme inexplicable : de vingt en vingt… Il s’était instauré gardien du col menant de l’un à l’autre versant. Il laissait franchir la montagne à dix-neuf personnes, hommes ou femmes, et dévorait la vingtième… Or, les raides sentiers ne permettaient pas que l’on avance de front. Il y avait toujours un vingtième et ce vingtième était toujours la proie du chat…
Une fois, un jeune soldat qui rentrait de congé apprit qu’il arriverait vingtième… Il pensa bien à reculer. Mais déjà, il avait eu le tort de céder aux instances de sa famille désireuse de le retenir le plus possible. Sa permission expirait. Un nouveau retard lui vaudrait une grosse mauvaise note, sinon d’être accusé de désertion. Il fallait essayer de passer. Or, comme il arrivait au col redoutable, il entendit sonner des cloches. En contre-bas, des femmes entraient dans une petite église. Deux enjambées suffirent au jeune soldat pour qu’il se mêle à elles. La cérémonie finie, il s’en alla solliciter Monsieur le Curé, qui bénît son fusil. Arme à la main, le soldat reprit sa route. A peine avait-il avancé de quelques pas qu’il vit la bête, debout sur un rocher, qui l’attendait. Les derniers rayons du soleil rendaient plus noir encore son pelage mais ses narines lançaient des flammes et ses yeux brillaient comme braises. Presque inconscient de son geste, le soldat visa. Toutes griffes dehors, le monstre s’était lancé. Il ne retomba pas sur la route. Le coup qui l’atteignit avant qu’il eût touché terre le projeta au bord de la pente abrupte où il tenta de s’agripper… Une deuxième détonation lui fracassa la tête et le précipita dans l’abîme, au fond du lac.
On dit que la gerbe d’écumes qu’il souleva dans sa chute éclaboussa jusqu’aux crêtes environnantes. Le soldat, un court instant abasourdi par sa victoire, sauta de joie, puis, calmement, se remit en marche. Pour commémorer ces faits, on appela alors la montagne : le Mont du Chat, ce chaînon du Jura qu’avait terrorisé le diabolique animal. D’ailleurs, on ne le revit plus jamais. Des gens dignes de foi affirment qu’il recouvra la vie sous les eaux, mais qu’il y demeurera captif jusqu’à la fin des temps. Il en ressent de grandes colères. Alors son poil se hérisse et provoque, à la surface du lac d’émeraude, ces brusques frémissements qui font chavirer les barques… On dit aussi qu’en tombant, le chat voulut se retenir en s’agrippant au sommet de la montagne, y laissant alors un de ses crocs, qui forme le paysage. On dit aussi encore que s’il est tombé côté Lac du Bourget, ses yeux, dans la chute sont retombés sur l’autre versant de la montagne et qu’ils sont devenus les deux petits lacs de Saint-Jean de Chevelu ».